« Toutes les familles ont leurs secrets et leurs douleurs, des histoires qui fâchent »

par Gilles Chappaz

Comment vivre avec ?

Doivent-elles les garder enfouies dans un coin de leur mémoire et ne jamais les raviver ? Ou au contraire les (re)mettre sur la place publique pour cautériser les plaies ? La grande famille du ski a ses histoires à elle. Des très belles souvent, de moins glorieuses parfois. Il y en a même qu’on voudrait oublier une fois pour toutes, faire comme si elles n’avaient jamais existé, mais on n’y arrive pas… Et pour peu qu’on essaie, voilà que le hasard des calendriers se fait taquin et réveille les amertumes…9 Décembre 1973.

Val d’Isère. Après une guéguerre plus ou moins larvée entre coureurs, entraineurs et dirigeants, six champions Britt et Ingrid Lafforgue, Jean-Noël Augert, Henri Duvillard, Roger Rossat-Mignod et Patrick Russel (49 victoires en Coupe du Monde, 8 globes de cristal, 2 titres de champion du monde et des podiums à la pelle à eux six !) sont exclus de l’équipe de France. Bonjour le pataquès et la polémique !


Ce qui n’était à l’origine qu’une incompréhension fondamentale entre des jeunes de leur temps au caractère normalement turbulent (mai 68 n’était pas loin !) et un entraineur, Georges Joubert, définitivement caractériel et dictatorial, a tourné vinaigre. Et plutôt que de calmer un jeu plus bête que méchant, des adultes sensés responsables et jouant tout à la fois les procureur, avocat général, substitut et partie civile ont tout bonnement coupé ces six têtes couronnées à l’issue d’une parodie de procès improvisé (en l’absence des « inculpés » et de leurs « avocats »). Cinq hommes en colère et vexés qu’on puisse résister, avec une ironie provocante, à leur pouvoir (Maurice Martel, président de la FFS ; Jean Vuarnet, champion olympique et vice-président de la FFS, Robert Chastagnol, Président de la commission  sportive, Georges Joubert, directeur des équipes de France, et Pierre Mazeaud, Secrétaire d’Etat à la Jeunesse, aux Loisirs et aux Sports) ont tout bonnement perdu leur sang-froid. Et brisé net l’élan d’athlètes encore jeunes en même temps que la dynamique du ski français. Tout ça pour des chamailleries de génération. Un crash en plein vol. Il n’y avait pas alors de cellule psychologique pour entreprendre la thérapie nécessaire. Depuis le ski français trimballe d’étranges fantômes qui apparaissent de temps à autre…

Franck Piccard, le champion olympique de 1988, aux analyses ciselées comme une trajectoire parfaite, dira un jour alors que la FFS traversait une de ses crises dont elle a le secret : « Notre génération a assez souffert suite à l’éclatement de la fédération en 1973 à Val-d’Isère. L’équipe de France a été décapitée. Il a fallu vingt ans pour qu’une tête repousse. Une tête, si elle est vite coupée, met de nombreuses années à repousser. Des histoires de personnes ne valent surtout pas que l’on gâche l’acquis ! »

Mais pourquoi remettre cette vielle histoire sur le tapis, détestable épisode que les moins de 30 ans ne peuvent pas connaître ? Pourquoi maintenant ? Y a pas prescription depuis le temps ?

Facéties du calendrier on vous dit. Collision de dates !

7 Février 2009. Le Corbier porte sur les fonds baptismaux la toute nouvelle piste Jean-Noël Augert, un petit bijou au cœur de l’espace Sybelles. Une fête joyeuse et émouvante qui salue également le quarantième anniversaire du titre de Champion du monde de slalom cueilli par Jean-Noël à Val Gardena en 1970. Pour l’occasion les quatre mousquetaires de ce slalom historique, Jean-Noël, Patrick Russel (2ème à 3 centièmes), Alain Penz (vainqueur de la première manche) et Henri Bréchu (6ème de la première manche) posent pour la photo anniversaire, tandis que les ESF dessinent un magnifique 40 en flambeaux sur la neige. Un joli feu d’artifice colore l’événement. Un hommage mille fois mérité à un type bien.

22 février 2010. C’est au tour de Morzine de faire la fête. Les flambeaux des ESF font cette fois une haie d’honneur à un certain… Jean Vuarnet, champion olympique de descente à Squaw Valley. 50 ans déjà ! Reconstitution de la course et du podium de 1960 avec, entourant Vuarnet, l’élégant Allemand Hans-Peter Lanig et le mythique Guy Périllat, toujours impeccable ; discours et chansons ; inauguration d’une délicate statue d’un skieur en position de l’œuf popularisée par Vuarnet. Sympa. Les fils Vuarnet ont bien fait les choses pour honorer leur papa.

Conviés par le maire de Morzine à la « fête à Jean» (comme tous les anciens de l’équipe de France), les bannis de 73 ont jugé l’invitation « humiliante » et ont rendu publique « leur indignation et leur refus » d’en être : jamais ils n’ont reçu d’explication argumentée à leur éviction, et encore moins un début d’excuse ou de repentir, alors pensez, venir faire la claque en l’honneur d’un de leur « guillotineur » ! Cassés ils ont été, jamais rafistolés ils restent. Cicatrices à fleur de peau.

Jean-Noël et ses potes avaient des perles d’émotion au coin des yeux au Corbier l’autre soir. Parce qu’ils étaient heureux de se retrouver, certes. Et parce qu’ils venaient juste de recevoir le bristol pour honorer Vuarnet. Estomaqués qu’ils étaient : « T’imagines : il a osé ! ».

Fin de non-recevoir. On peut les comprendre…

Leur refus, largement médiatisé, a un peu gâché la fête de Morzine. En petit comité, à l’heure de dire au revoir à ses convives, Jean Vuarnet, silhouette cabossée par les coups de la vie, plus troublé qu’il ne voulait le montrer a toutefois convoqué son orgueil : « Mais m’excuser de quoi !? ».

Il a juste consenti qu’il y aurait eu peut-être d’autres solutions, et avoué, pour la première fois, à demi-mots que l’intervention du tonitruant ministre des sports de l’époque, Pierre Mazeaud, avait était déterminante. Mais de mea culpa, point !

En aparté, regard dur et mots très sévères, il dira en substance édulcorée que le comportement des six avait été indigne des champions, « tout simplement inadmissible ». Qu’en conséquence, il n’éprouvait aucun regret : un arbitre n’est pas coupable des fautes qu’il siffle ! Vanitas vanitatum. Surtout ne pas accepter qu’on ait pu aller trop loin et se tromper… C’est Rousseau, ce bon Jean-Jacques, qui écrivait : « Je connais trop les hommes pour ignorer que souvent l’offensé pardonne, mais que l’offenseur ne pardonne jamais. ». Le ski français n’en a pas fini avec ses fantômes et ses histoires de famille. Vous me direz ça anime les discussions de comptoir après le ski !

G.C